Polanski ou Kafka cinéaste
Nous évoquions Kafka, la dernière fois ? Eh bien, poursuivons.
Pour définir le kafkaïen (entendons par là, en gros, l’essence esthétique déployée par l’auteur du Château dans son œuvre), Milan Kundera parle notamment du « viol perpétuel de l’intime », dont l’ouverture du Procès nous offre un excellent résumé : à son réveil, Joseph K. voit « de son oreiller, la vieille dame d’en face qui l’observait avec une curiosité tout à fait insolite ». Par la suite, et alors que K. est dérangé à l’heure de son petit déjeuner par les deux hommes venus l’arrêter, Kafka précise encore : « Par la fenêtre ouverte on apercevait à nouveau la vieille dame qui, avec une curiosité véritablement sénile, avait changé de fenêtre pour être bien en face et tout voir ». Le jeu va se poursuivre tout au long de la scène, avec un effet de démultiplication qui ajoute autant à notre rire qu’à notre sentiment de gêne.
Or, ce « viol perpétuel de l’intime » est l’un des grands enjeux de l’esthétique polanskienne. Par exemple à la fin de Répulsion, lorsque les voisins pénètrent dans l’appartement et jettent des regards curieux, sans prêter pour certains la moindre attention à la jeune femme jouée par Catherine Deneuve ; ou encore lorsque le couple satanique de Rosemary’s Baby ne cesse de s’introduire chez les protagonistes ; ou bien lorsque tous les habitants de l’immeuble poussent le malheureux Locataire à la folie et au suicide. Même dans un film plus récent comme Carnage, Polanski ajoute une silhouette que l’on n’aperçoit que brièvement, un voisin de palier qui épie la conversation des deux couples, dont le chien aboie de manière menaçante. Cette simple apparition vaut presque comme effet de signature pour le cinéaste. Si l’Enfer, pour Sartre, c’était les autres, l’horreur, pour Polanski, ce sont les voisins.
Concentrons-nous sur Rosemary’s Baby, ce grand film sur la maternité, peut-être aussi sur le satanisme, mais dans le fond, surtout, sur le voisinage. Le film raconte, je le rappelle, l’installation d’un jeune couple new-yorkais dans un appartement « maudit », qui tombe peu à peu sous la coupe de voisins satanistes, ceux-ci s’arrangeant pour que la jeune femme porte l’enfant du Diable lui-même.
On se demande pendant un certain temps si Rosemary Woodhouse est folle ou non de croire à une conspiration de tous (y compris de son propre mari) pour lui voler son bébé. Le film commence par offrir une représentation assez ironique du couple américain tel que le vendent alors le cinéma et la publicité (Guy, le mari de Rosemary, est d’ailleurs un comédien qui réussit essentiellement dans les publicités télévisées, qu’il regarde avec bonheur dès qu’elles sont diffusées). Les angoisses de la maternité, les éléments rebutants qui l’accompagnent (états nauséeux, fatigues, etc.) se prêtent à un traitement satirique et dégoûté bien dans la manière de l’auteur de Répulsion. La paranoïa de la jeune mère, persuadée que le monde entier complote contre elle afin de lui dérober l’enfant qu’elle porte et l’offrir au Diable lui-même, serait bien dans le ton d’une critique grinçante de cet American Way of Life incarné par de si beaux acteurs (Mia Farrow et John Cassavetes).
Mais l’essentiel est ailleurs : le satanisme, en effet, n’est qu’un alibi un brin folklorique pour signifier une horreur autrement plus banale, autrement plus profonde aussi : celle de la promiscuité. La résidence où se déroule l’intrigue a beau être un immeuble chic en bordure de Central Park, on n’y entend pas moins les bruits de la rue, et surtout ceux du voisinage. Cérémonies et sabbats, mais aussi discussions et tintements de tuyauterie. Les bruits inquiétants sont l’une des marques de l’univers polanskien (on les entend bien évidemment dans ses autres « films d’appartement » que sont Répulsion et Le Locataire), à commencer par les éprouvants tic-tac que Rosemary seule semble entendre, lorsqu’elle se couche et qu’elle rêve.
À ces bruits, il faut ajouter les régulières intrusions du couple Castevet dans l’appartement des Woodhouse : ce sont des regards scrutateurs par-dessus l’épaule, une manière d’occuper l’espace, de pièce en pièce, en lançant des cris d’admiration pour tel ou tel détail de l’ameublement, ou en se précipitant pour fêter la nouvelle de la grossesse. L’intrusion est toujours efficace, visiblement gênante pour la jeune femme, et ils seront de plus en plus nombreux à s’imposer de la sorte. À la fin du film, en plein crescendo horrifique, Rosemary tente de fermer la porte à son mari et au médecin qui la poursuivent. Elle appelle à l’aide au téléphone, mais il est trop tard, on voit passer dans son dos (et le plan est à la fois effrayant et comique) deux acolytes, puis c’est une foule qui se précipite vers elle, dans sa chambre, soi-disant pour l’aider à accoucher. On sent bien à ce genre de détail que l’ambiguïté sur la possible folie de la protagoniste n’est pas l’essentiel : au-delà du satanisme et de la paranoïa, ce qui compte, c’est la question du viol de l’intimité, de la pudeur mise à mal, de la curiosité mal placée qui envahit un espace que l’on croyait préserver.
De même que K. est perturbé parce que son arrestation se déroule sous le regard énigmatique et curieux du couple de vieillards vivant en face de chez lui, les héros polanskiens sont sans cesse pris dans le regard de vieillards étranges, dont la possible compassion, lorsqu’elle existe, est toujours trop étalée pour être honnête. Le cinéma de Roman Polanski est un cinéma où l’on tente vainement de fermer des portes, de maintenir à l’extérieur la menace du Mal, mais aussi la curiosité qui l’accompagne. Alors qu’elle se croit sortie d’affaire, Rosemary murmure à l’enfant qu’elle porte dans son ventre : « there’ll be no visitors ». Malheureusement pour elle, rien ne semble pouvoir les empêcher d’entrer, ni de jeter un œil curieux. Chez Polanski, comme chez Franz Kafka.
O.M. (Avril 2020)