La Terre geint, l’humain sourit. La Terre dévoile ses maladies, l’humain met son masque. Les peuples crient, les puissants pérorent. Les armes décident. Dans l’intervalle aveugle et muet, les Moires déroulent leurs fils. Qu’adviendra-t-il, quand les rideaux tomberont en même temps que les arbres et les étoiles ? Que restera-t-il de l’homme et de ses songes d’existence ?
La littérature et ses voix parleront, comme ils l’ont toujours fait. Nous y œuvrons, dans le clos de nos consciences, en rappelant à nos mémoires les démons qui nous ont précédés. Memento !
Tout au long des siècles, depuis que l’homme a pris conscience de sa place sur terre, la littérature – orale, puis écrite – est née pour témoigner de ses questionnements, ses errements, ses colères, ses amours ou haines. Chants, contes, fables, récits épiques, pièces de théâtre, romans, poésie – la littérature a toujours proposé des figures d’hommes et de femmes, pris dans les circonstances ordinaires ou extraordinaires de leurs existences, et les a regardés, dépecés, peints ou chantés. Les livres que nous lisons, gardons secrètement ou revisitons religieusement par temps de crise, en sont les réminiscences. Ils sont palpables tels des fruits poussant parmi les feuillages denses des histoires ; certains offrent encore leur robe superbe à nos yeux interloqués, leur saveur singulière et leur chair inépuisable à l’appel de nos faims intellectuelles ou spirituelles ; d’autres nous inquiètent, dérangent nos certitudes et forcent nos interrogations.
Bien que vulnérables, faites d’une peau fragile, périssables et facilement destructibles, ces livres demeurent les miroirs de nos existences, choix, rêves, trahisons, refus ou désirs. Nous ne pouvons plus nous en passer : pour autant, comprenons-nous la responsabilité que nous exerçons en lisant, en écrivant ou en publiant un livre ?
Un genre en particulier, sans doute germé dans le même imaginaire qui avait façonné pendant des siècles les contes et les mythes, nous interpelle. Ces histoires souvent cachées sous des noms comme « anticipation », « science-fiction », « dystopie », pétries de données réelles, scientifiques, anthropologiques, ethnologiques, d’idées philosophiques ou sociales, se distinguent par une puissance à part résultant de la manière dont elles réussissent à combiner ces diverses dimensions. En quoi se singularisent-elles ? Alors que les contes, les mythes, les fictions classiques ont pour mission de susciter nos inconscients collectifs en revisitant des archétypes plus ou moins anciens, ces autres livres se donnent pour mission d’apporter des propositions de vie ou bien jouent les oracles prévenant d’un danger qui pèse sur nos sociétés. De telle sorte, qu’au lieu d’imiter, traduire ou s’inscrire dans le sillage des réalités passés ou imaginés par nos prédécesseurs, ces histoires semblent forcer la réalité à les imiter, eux ! Ils sont divinatoires, parce qu’ils arrivent à sélectionner et à mettre en lumière habilement, intuitivement, les données pertinentes d’une époque et projeter une vision future de nos mondes.
Songeons seulement au Frankenstein de Mary Shelley (1818), au De la Terre à la Lune de Jules Vernes (1865), La destruction libératrice de H.G. Wells (1914), Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1931), 1984 de George Orwell (1949), Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (1953), La fin de l’éternité d’Isaac Asimov (1955), Neuromancier de William Gibson (1984). Tous ces romans ont prédit notre avenir.
Ces livres illustrent limpidement l’incarnation du verbe innervé d’un souffle visionnaire, avec toute la puissance que celui-ci confère : celle d’agir sur le monde, le prévenir, le transformer. Il ne s’agit nullement d’un acte anodin, ni léger. Il contient, au cœur de son élan, un désir allié à une responsabilité. L’empreinte qu’ils laissent est d’autant plus importante.
C’est ainsi que nous souhaitons envisager les histoires proposées dans ce Daïmon Mars 2222. Et nous songeons à cette phrase de Georges Steiner :
« Ce qui rend subversive toute grande littérature, celle qui dit « non » à la barbarie, à la stupidité, à cette éthique capitaliste dégradée, de consommation de masse, qui dévalorise le travail et nos vies, cela a toujours poussé en réaction sur le terrain de la censure et de l’oppression. »
Imaginons la chance que nous avons, en ce Mars 2022…
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